dimanche 21 octobre 2012

Rationalité de l'extrémisme

Combien de fois n'avez-vous pas subi, entendu ou proféré l'insinuation sidérante d'extrémisme ? Ce mot glace le débat comme il gèle la réflexion. S'en prémunir amène toutes les circonvolutions préparatrices et les précautions majoritairement inconscientes pour éviter le couperet de la sentence rédhibitoire : tu es extrémiste. Les progrès de l'humanisme t'évitera l'échafaud, pour un bannissement médiatique ou social clément. Pourtant, la dialectique de la juste modération repose entièrement sur un sophisme grossier : la voie du milieu est préférable aux deux possibilités extrêmes, présentées comme absolues.

L'oubli de l'humilité, accompagné des mythes de fin de l'Histoire et de transparence médiatique, nous condamne à reproduire le même terrorisme intellectuel pour lequel l'Ecole nous avait pourtant mis en garde tant de fois, à travers les néo-martyrologes, quoique très romancés, de Bruno, Galilée, Darwin. Certes, mais ce coup-ci pour sûr, l'évidence est trop criante !, se convainc la foule dans une mise en commun de l'effort et des responsabilités. Concilier le discrédit des pensées non conformes avec les idéaux de démocratie et de liberté de pensée et d'expression ordonne néanmoins cet artifice : l'extrême sort du domaine de l'opinion recevable et s'exclut automatiquement de l'axiomatique libérale de la tolérance.

Impossible définition pourtant que l'écart à la normalité, ce que tend à cacher l'emploi du terme disqualifiant d'extrême-droite, comme une analyse précise et foudroyante de celui qui pense mal, entre racisme, ultra-nationalisme, traditionalisme voire néo-libéralisme - peu importe que cette définition se rapporte bien plus au Likoud de Netanyahou qu'au parti modéré des Le Pen.
Relativité dans l'espace quand la xénophobie d'un Nîmois ferait sourire un japonais, quand ce qui est présenté comme le patriotisme français nauséabond du prolétaire manipulé parvient pourtant difficilement à cacher le pendant nationaliste intense, quoiqu'hypocrite puisque restreint à la pensée lointaine et mythifiée, des algériens en France.
Relativité dans le temps quand ce qui évoquerait désormais "les heures les plus sombres de notre Histoire" fut asséné par le ministre de l'Intérieur sous Blum ou par les communistes sous Marchais, quand ce qui pouvait être débattu calmement ne paralysait pas par crainte d'un retour à l'esclavagisme ou l'extermination des juifs, quand ce qui relevait du racisme intolérable sort désormais de la bouche des maires des partis bien comme il faut.
Comme l'avait vu Orwell, le façonnage idéologique s'empare de la langue, forçant la dichotomie manichéenne
de l'acceptable dans notre paradigme réflexif. Le terme comme sens, et non plus l'idée qui a fondé ce terme. Tu es de gauche ? Tu es de droite ? Tu es d'extrême-droite ? Autant de réductions qui prévalent sur la compréhension d'un raisonnement autre : sentiment du mot contre définition précise, catégorisation contre nuance.

Au-delà du spectre politicien, l'anathème se transmue en ironie, laissant au jugement péremptoire le soin de dominer le débat. Télécharger gratuitement 100 films sur la toile, frauder l'assurance ou se servir dans les supermarchés certes dépourvus de scrupules ? Normal. Oser nommer vol ce non-respect de la propriété ? Extrême. Penser que Lee Oswald n'était pas qu'un tireur isolé ? Normal. S'étonner de la nullité des services secrets américains le 11 septembre ? Extrême. Abandonner notre souveraineté à d'anciens maoïstes non-élus ? Normal. Mettre en avant le simulacre démocratique de l'alternance droite/gauche ? Extrême. Croire que la force de l'effet de la substance homéopathique croît avec le nombre de dilution ? Normal. Penser que le seuls le hasard des mutations et la pression de sélection naturelle peinent à expliquer l'apparition de la vie et de l'Homme ? Extrême. Arrêter la vie d'un fœtus déjà viable car atteint de trisomie ou mucoviscidose ? Normal. S'interroger sur la sacralité droit à la vie pour les violeurs terroristes multirécidivistes ? Extrême. Vouloir que l'Eglise suive la modernité, en vidant sa substance et ses églises ? Normal. Ecouter une messe comme toutes les générations précédentes, en latin pour les seuls passages rituels ? Extrême. Prendre l'avion pour s'amuser ? Normal. Ne pas souscrire aveuglément aux conclusions du GIEC et à la psychose unilatérale sur le CO2 ? Extrême. Accepter l'épuisement des ressources fossiles et des métaux ? Normal. Prévoir l'effondrement économique ? Extrême. Se ruer sur le dernier gadget électronique, inconscient de la sueur et du sang qui l'a construit ? Normal. Ne pas céder aux injonctions de la repentance coloniale ? Extrême. Se moquer des 500.000 enfants irakiens morts à la suite de l'embargo américain ? Normal. Ne pas compatir aux prétendus massacre de Benghazi ? Extrême. Consommer de la viande tous les jours, dont la production d'un seul kilo coûte 15000 L d'eau, pollue et appauvrit les sols, dévaste des forêts, rend les antibiotiques inefficaces ? Normal. Tenter de manger local, sans recourir à la congélation domestique ? Extrême. Consommer de l'emballage à ne plus savoir qu'en faire ? Normal. Ne pas manger avec des couverts en plastique ? Extrême.

Face aux dysfonctionnements de ce monde, la prise de conscience parfois, la gêne souvent, puis l'acception toujours. L'abdication et l'oubli de masse comme programme. Au contraire, si nous refusons ce schéma, le maintien en éveil, la remise en question permanente. Le lointain est notre refuge, la lumière notre Graal, le chemin notre moyen. Fuir loin - ou revenir - de la démesure, de l'hubris, de l'extrême normalité de cette fuite en avant, de notre fatigue morale, de notre civilisation épuisée, de cette Grande Déconstruction que les générations futures qualifieront à leur tour d'extrême, de folle et d'autistique. Et ils se demanderont la raison de notre aveuglement, ce bancal postulat du Progrès linéaire, face au rappel de l'Histoire. Et ils nommeront les partis au pouvoir l'Extrême-Centre, comme nous aujourd'hui dans notre combat dérisoire du mot juste et de l'opprobre puérile.

Notre mémoire ne s'est-elle pas construite au son de l'exception ? La grandeur des saint François, William Wallace, Jeanne d'Arc réside-t-elle dans leur normalité consensuelle, leur tiédeur expressive ? La veulerie, la modération, le grégarisme et le conformisme comme valeurs, contre le courage, le caractère, le charisme et l'indépendance. L'insidieux renversement, entretenu par l'assoupissement consumériste, dénigre le jusque-boutisme de la réflexion, qui cherchait s'émanciper des pulsions, des craintes, des envies, et de la pression populaire. Se libérer des opinions communes, ce n'est pas nier la culture populaire, la communauté de destin et le socle idéologique national au profit de réflexions personnelles atomisées donc divergentes, ce n'est pas se dresser contre la masse, mais c'est au contraire tirer sa conscience globale vers le haut, la Vérité n'étant pas isotrope.

J'entends les défenseurs de ce monde avancer que la préciosité amphigourique de mes messages ne chercherait qu'à masquer mes impiétés républicaines, que ce charabia pédant ne servirait qu'à justifier mon vote inacceptable et mon animosité tribale. Pourtant le chemin s'est construit exactement à l'inverse : jamais mes postulats ne furent assemblés de quelconques haines ou allégeances, mais seulement édifiées par le souci de précision et de bonheur commun. La frontière se dessine difficilement entre les résistances glorieuses, les terrorismes sans cause, la soumission molle, le retrait esthétique, et nous laisserons l'Histoire juge de nos engagements. En attendant, la rhétorique de l'extrémisme, établie sur un relativisme culturo-centré et une disqualification irréfléchie, se doit de disparaître au profit d'une construction de l'acte et du verbe fondée dans l'absolu du bien et du vrai.